Rouen, par Stany Cambot

20 mars 2021
Rouen (Entre-Caux-et-Vexin) – Eric Tabuchi et Nelly Monnier, L'Atlas des régions naturelles.

Tout au long de Chantiers communs, retrouvez chaque jour une image de la région issue de «l’Atlas des régions naturelles» d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier, commentée par une personnalité ou un collectif invités.

Samedi 20 mars, après une première carte postale envoyée hier depuis Rouen, nous regardons d’un peu plus près aujourd’hui avec Stany Cambot, architecte, cinéaste et fondateur du collectif Échelle inconnue.

Celle-ci ! Bon allez oui : celle-là ! Celle avec les grands silos à grains au bord du quai, à la limite de Rouen et de… On reviendra sur les limites plus tard.

Celle-ci donc, immense sculpture de béton mi-industrielle, mi-portuaire, mi-agricole.

Celle-ci, architecture notable sur la pointe des pieds, prête à tomber dans les bras du patrimoine industriel ; pendue à son cou comme une parure de béton brute mais clinquante quand même, candidate à jouer de l’attractivité territoriale pour une Métropole qui fait tout pour advenir…. Non, la Métropole, nous en parlerons plus tard.

Cette photo, belle, rideau de béton, comme un Mont Rushmore que Fernand Léger n’aurait jamais peint. Une statuaire réaliste-socialiste qui s’ignore et qui pourtant convoque le souvenir d’un prolétariat en bleu de travail mais toujours propre.

Ce rideau – car c’est aussi un rideau – qui nous cache ce qu’il y a derrière : zone Seveso et… Non, Seveso aussi, nous en parlerons plus tard.
Ce rideau qui nous cache les familles en caravanes que l’astucieuse implantation des aires d’accueil, ici comme dans toute la France, a placé là : entre usines pétrochimiques, qui de temps à autre prennent feu, et brouillards toxiques que dégagent encore les céréales qu’on y déverse. « Dégagent encore » car comme le disait le rejeton de la vielle famille qui se refile ces silos de père en fils, on peut se faire de l’argent avec ces poussières via le procédé de méthanisation. Voilà du moins comment il définissait la transition écologique sous l’œil bienveillant de Jacques Attali, de Frédéric Sanchez, ancien Président de la Métropole Rouen Normandie, et du directeur d’HAROPA (alliance des ports du Havre, Rouen et Paris). Car ce que l’image ne peut dire, c’est cette nouvelle alliance entre vieilles fortunes, industrielles ou agricoles, élus et trust portuaire qui se préparent à reconfigurer l’espace. Ce qu’ailleurs, pudiquement, on nomme « agilité métropolitaine ».

Cette photo-là, alors que j’en voulais tant d’autres, usines pétrochimiques, zone Seveso seuil haut et maraîchage bio à leur pied comme un peu plus bas sur le fleuve, à Port-Jérôme. Car ce territoire entre Paris et le Havre, que l’on veut aujourd’hui réunir en une seule métropole « Axe Seine », échappe au paysage, au point de vue et, a fortiori, à l’image photographique prise à hauteur d’homme. Non, ce territoire est depuis longtemps dé-paysagé. Pour ceux qui, depuis le XVIIIe siècle au moins, le façonnent, il ne peut être appréhendé qu’en diagrammes, cartes et chiffres ; et pour ceux, assignés à y vivre et à le faire vivre, en séquences, peut-être, traversées sans fin de Zones, d’habitations, d’activités commerciales, industrielles, portuaires…

Voilà : la photo-même fait rideau devant les alliances historiques entre État, « super-communes », ports et industries. Elle ne peut vraiment dire leur intrication, qui trouve son plein épanouissement dans la Zone Économique Spéciale de Port-Jérôme, zone d’exception et de dérégulation expérimentée en Chine ou en Russie qui voit déjà arriver son lot de travailleurs détachés, logés en gîte, camion, ou caravane au pied du port ou de l’usine. Population bientôt sans guère plus de droits que les familles en caravanes (appelées Gens du Voyage) que le silo de la photo cache.

Une sculpture, un symbole, une mascotte qui pourrait tout dire de ce territoire, Rouen et son agglomération et, au-delà, la Seine considérée comme un égout à ciel ouvert jusqu’aux années 1980, aujourd’hui devenue l’objet de toutes les attentions politiques et économiques. Ce fleuve dont on veut aujourd’hui reconquérir les berges en chassant ceux, précaires, qui y avaient trouvé refuge en camions, cabanes ou caravanes, lovés dans les mailles des lignes de partage entre les territoires des institutions portuaires, municipales et navigables. Ce fleuve que l’on veut homogénéiser dans la célébration d’un renouveau vert de la vieille industrie, prétendante au bal de l’économie monde dont la première valse résonnait déjà au XVIIIe siècle.

Cette photo, en somme, parce qu’elle raconte les espaces d’un ici régies par le flux des deux milliards d’euros de richesses produites par l’industrie portuaire.

Cette image, enfin, d’un totem de béton à la Métropole résiliente… non la résilience ne vaut vraiment pas qu’on en parle.

— Stany Cambot pour Échelle Inconnue

Demain, dimanche 21 mars : une carte postale de Saint-Lô (Cotentin), par Stéphanie Maubé

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