Saint-Dizier, par Mathias Rollot

11 mars 2021
Saint-Dizier (Perthois) – Eric Tabuchi et Nelly Monnier, L'Atlas des régions naturelles.

Tout au long de Chantiers communs, retrouvez chaque jour une image de la région issue de «l’Atlas des régions naturelles» d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier, commentée par une personnalité ou un collectif invités.

Jeudi 11 mars, notre série fait exceptionnellement un détour par le Perthois pour accueillir un texte de Mathias Rollot, architecte, auteur et enseignant que nous tenions à inviter de par son travail sur la notion de « biorégion », et ses potentiels échos avec cet Atlas des Régions Naturelles.

Au tout début des années 2000, je portais sur moi des vêtements trop large et des cheveux trop longs, et je portais en moi des formes variées de mal-être, pour la plupart assez banales et assez caractéristiques de l’adolescence. Je n’avais jamais entendu parler d’urbex et de ruin porn, mais j’aimais tout particulièrement partir à la découverte – nocturne, de préférence – du caché, de l’abandonné, du secret et de l’interdit. Ainsi à l’occasion ai-je pu franchir quelques grilles pour escalader ce château d’eau au bord de l’effondrement. J’y ai vu « ma » ville d’alors. Une ville que je savais déjà elle-même au bord de l’effondrement.

Je suis « bragard » de naissance, d’enfance et d’adolescence. Bragard : ainsi appelle-t-on les habitants de Saint-Dizier, cette ville de Haute-Marne répertoriée dans la « Région Naturelle » du « Perthois » – de sorte que j’ai eu un certain mal à la retrouver dans la classification malgré ma bonne connaissance du coin ; et première preuve, s’il en fallait encore, du caractère tout à fait daté de ces régions médiévales, dont tout le monde se fiche aujourd’hui pour des raisons tout à fait compréhensibles.

Située tout au fond du bassin-versant de la Seine, Saint-Dizier cumule toutes les difficultés : une population en baisse et un chômage en hausse constante depuis des décennies, un vote frontiste record (la ville vote FN à 43% aux régionales de 2015), des violences urbaines régulières et si remarquables qu’elle est la seule ville du département à posséder des Zones urbaines sensibles, et bien d’autres types de zones périphériques (commerciales, industrielles, artisanales, etc.) se développant à la mesure de la dévitalisation du centre ancien. Et pour couronner le tout, une base aérienne démesurée, nid national de l’arme atomique et du « Rafale », avion tout aussi superbruyant que supersonique, qui survole jour et nuit la ville pour « l’entrainement » des pilotes…

Que contempler alors du haut de ce château d’eau ? Certainement pas la « Région Naturelle du Perthois ». Mais plutôt un territoire actuellement en souffrance, qui se fiche de savoir d’où il vient tant il peine à voir où il pourrait bien aller à l’avenir (l’un pouvant certes reconduire à l’autre – ce qui d’ailleurs est probablement une des causes des tendances extrémistes du coin).

Pour ces raisons ai-je publié en 2014 dans la maison d’édition d’Henri-Pierre Jeudy toute proche une forme de lettre ouverte à la ville, un petit livre sur les projets d’urbanisme de la municipalité intitulé Saint-Dizier 2020 : projet de ville. Et sans aucun doute pour ces mêmes raisons, je travaille depuis plusieurs années à l’idée de « biorégion » et au courant biorégionaliste, y voyant justement un antidote à la dépression généralisée et aux tentations réactionnaires, qu’elles soient nationalistes, passéistes régionalistes ou « naturalistes ».

A bien y regarder en effet, du haut de ce Chateau d’eau, on voit aussi la Marne, les forêts environnantes, le ciel et ses climats, les sols et ses occupations, des systèmes agriculturaux variés, le Canal tout proche et ses habitants, quelques oiseaux. Bref, tout un écosystème qu’on oublie systématiquement, et qui pourtant est toujours là. Et qui n’a rien de dépressif !

— Mathias Rollot

Demain, vendredi 12 mars : retour en Normandie avec Ulysse Blau, qui nous écrit de Ticheville (Pays d’Auge).

Pour aller plus loin :